Par le professeur Lucien Israël
Extrait de la revue « Médecines Nouvelles » N°98, 3è trimestre 2000, pp 5
Au cours du congrès organisé par le docteur Philippe Lagarde, à Trévise, le professeur Lucien Israël a donné une communication, dans laquelle il a confié, pour la première fois, sa conviction intime selon laquelle le cancer ne serait pas, comme on le croit encore actuellement, une pathologie au sens propre, une maladie, mais plutôt un processus biologique inextricablement mêlé à l’apparition de la vie sur la Terre, un programme génétique hérité des premières bactéries apparues à la surface du monde.
J’ai commencé à soigner des cancers au tout début des années 60 et je me suis toujours demandé quel était le statut de cette maladie, qu’est-ce que cela pourrait vouloir dire, du point de vue de l’évolution de la vie sur cette planète, cette maladie qui n’est pas une infection, qui n’est pas une dégénérescence et qui n’a pas d’homologue. Soigner le cancer, c’est bien et nous faisons quelques progrès dans ce domaine, heureusement. Mais, essayer de comprendre ce que cela veut dire, dans l’aventure des êtres, c’est autre chose. Et, finalement, je crois que j’ai fini par comprendre. Vous allez en juger.
Je veux, tout d’abord, vous parler du rapport qui existe entre le cancer et le vieillissement. Premièrement, l’incidence des cancers augmente comme la quatrième puissance de l’âge. Je parle des cancers sporadiques. Il se passe donc que quelque chose entre cancer est vieillissement.
La survie de l’espèce humaine.
Deuxièmement, il y a une relation linéaire entre l’âge de la reproduction, la longévité moyenne et l’âge moyen d’apparition de cancers sporadiques. Cela signifie que la nature a investi devant les défenses contre le cancer, en vue d’assurer les lignées et non pour protéger les individus.
Quand nos enfants arrivent à l’âge de la reproduction, les défenses commencent à baisser, non seulement contre le cancer, mais aussi contre le vieillissement. Et, du reste, se sont les mêmes.
On vous a parlé beaucoup du stress oxydatif, et à juste titre. Nous en sommes protégés par un certain nombre d’enzymes, mais ces enzymes s’usent avec l’âge.
Le stress oxydatif, ou bien lèse les tissus qui vieillissent, ou bien provoque des dommages génétiques, qui induisent une révolte des cellules.
Une cellule agressée a deux choix :
– ou elle meurt en déclenchant l’apoptose,
– ou elle se révolte et c’est le cancer.
Donc, la nature nous protège. Elle a investi dans la maintenance de nos défenses jusqu’à ce que nos enfants arrivent à l’âge de la reproduction et ensuite, elle se désintéresse de nous, la lignée étant assurée.
La théorie classique de la cancérogenèse.
Quelle est la théorie classique de la cancérogenèse ? Celle qui est enseignée actuellement ? C’est la loi du hasard. Nous sommes plongés dans le temps, et nous accumulons des lésions liées aux agressions environnementales. Le temps et le hasard se combinent pour aboutir à l’initiation, puis à la promotion (voir dans « médecines nouvelles » nº 1 à 4, les articles du docteur Philippe Lagarde sur les mécanismes de déclenchement des cancers). À partir de ce moment-là, il y a une prolifération qui échappe aux contrôles internes. Il existe deux types de contrôle interne : les anti-oncogènes et puis un échange de messages entre les cellules, pour contrôler leur prolifération réciproque.
Maintenant, il faut que je vous parle d’un autre phénomène : la progression dans la malignité.
Une cellule cancéreuse va devenir de plus en plus maligne, de plus en plus agressive, se doter de propriétés supplémentaires – qu’elle acquiert au fil du temps – et qui vont finir par la rendre autonome. Dans la conception classique, la progression dans la malignité est également due au hasard des mutations qui s’additionnent. C’est ce qui est enseigné actuellement. Je voudrais discuter les faiblesses de cette théorie.
Rien ne se fait au hasard.
La progression d’un phénotype de plus en plus malin, rapide, implacable, toujours dans le sens de la progression, ne semble pas être due au hasard. Chaque fois que la cellule cancéreuse acquiert une propriété supplémentaire, ce n’est jamais neutre, jamais pour rien. Elle se fabrique des facteurs de croissance, des hormones, des agents proliférant (COX2 par exemple). On ne voit jamais l’inverse.
Le hasard n’a aucune part dans la progression vers la malignité.
D’autre part, les gènes silencieux au sein des cellules normales sont réactivés, mais pas mutés. Cette biologie de la cellule cancéreuse ne dépend pas des mutations provoquées au hasard par l’environnement.
La progression vers la malignité est un phénomène qui se déroule de façon programmée et qui ne doit rien au hasard.
Prenons l’exemple de la télomérase. À chaque division cellulaire, nos télomères s’usent et, un jour il n’y en a plus assez (les télomères présents à chaque extrémité des chromosomes humains permettent de définir la longévité maximale de l’espèce humaine, estimée aujourd’hui à 120 ans environ).
On peut réactiver le gène de la télomérase mais, si on le fait, la cellule devient cancéreuse. Pas de chance. Pourra-t-on, un jour, surmonter le problème ?
Une organisation sophistiquée.
Les cellules tumorales apprennent à fabriquer des facteurs de croissance autocrines, en réactivant les gènes dormant chez une cellule normale. Elles vont aussi fabriquer des récepteurs aux facteurs de croissance paracrines qui viennent d’ailleurs.
Par ailleurs, il se passe autre chose de tout à fait extraordinaire : ces cellules cancéreuses arrivent à subvertir les cellules normales de l’entourage, pour les aider dans leur prolifération.
C’est ainsi que les fibroblastes se mettent à fabriquer des facteurs de croissance, que les macrophages fabriquent des prostaglandines, que les cellules endothéliales répondent de plus en plus aux facteurs angiogéniques, etc.
Et puis, il va encore se passer autre chose qui caractérise la progression dans la malignité. C’est l’apparition des mécanismes de résistance aux agents toxiques, utilisés en particulier dans les traitements.
En gros, les grands mécanismes de résistance font que ces agents toxiques sont éliminés. Certains sont clivés, mais la plupart sont refoulés vers l’extérieur.
On a l’habitude de penser que cette résistance est induite par les médicaments. Ce n’est pas vrai, puisqu’ il existe des formes de résistance qui apparaissent dès la première chimiothérapie.
Au terme de la progression, les cellules cancéreuses sont devenues complètement insensibles aux traitements.
Enfin, nous avons démontré que les cellules cancéreuses induisent la fabrication des protéines de l’inflammation par le foie. Nous avons testé ces protéines in vitro (orosomucoïdes et autres) dans des systèmes mesurant le chimiotactisme.
Nous avons constaté et publié dans « Cancer Research » que les protéines de l’inflammation qui recouvrent les cellules cancéreuses font reculer les macrophages et les lymphocytes, c’est-à-dire induisent un chimiotactisme négatif.
Nous avons aussi montré qu’elles peuvent encore faire autrement, en fabriquant l’antigène Phas : lorsque les lymphocytes lisent Phas, ils meurent. C’est-à-dire que les cellules cancéreuses envoient des antigènes tueurs vers les lymphocytes.
En fait, avec la prolifération cancéreuse, il s’agit de la conquête progressive d’une extraordinaire autonomie et qui dépasse les défenses internes et externes.
Une autre façon de dire les choses est qu’on n’observe pas une disparition du programme suppresseur.
L’évolution, dans les organismes multicellulaires, a installé différents systèmes anti-oncogènes, pour contrôler la prolifération.
Dans un tissu normal, une cellule différenciée arrive, un jour, au terme de son existence, perd ses récepteurs aux facteurs de croissance et se suicide : c’est ce qu’on appelle l’apoptose.
À ce moment-là, une cellule-souche aperçoit cette disparition et commence à se diviser en deux cellules. L’une redevient cellule-souche et l’autre va entamer le chemin vers la différenciation.
Dans le cas du cancer, les choses ne se passent pas du tout ainsi.
Premièrement, les cellules cancéreuses résistent à l’apoptose et elles y résistent au point que ce sont les seules cellules capables de se donner une postérité anormale.
Une cellule endommagée va se suicider, plutôt que d’avoir une postérité anormale. La cellule cancéreuse accepte de transmettre un dommage, c’est ce qu’on appelle « l’erreur prone » d’Einert Rupert.
La prolifération se fait, de plus en plus, en dehors des besoins. La cellule cancéreuse a pris les mesures nécessaires pour surmonter tous les obstacles à sa prolifération et elle se divise à l’infini.
Voilà ce qu’est un cancer et c’est assez impressionnant.
Pour se protéger, les organismes multicellulaires ont mis au point différents systèmes d’anti-oncogènes, mais dans le processus cancéreux, les anti-oncogènes, ou bien sont réduits au silence, ou bien sont mutés, et la tumeur continue sa prolifération infinie.
On peut, bien sûr, dire que la cellule tumorale ne maîtrise pas bien son avenir, puisqu’elle va finir par tuer l’hôte et mourra avec lui. Mais, elle aura eu une quantité considérable de générations supplémentaires.
J’allais oublier encore une chose extraordinaire, quand on y réfléchit.
La tumeur envoie des métastases. Elle ne se contente pas de rester localisée.
Elle met en oeuvre des moyens avec les protéases qui lui permettent de franchir les membranes, de survivre dans le torrent circulatoire – dans lequel il existe des variations de tension d’oxygène tout à fait extraordinaires – puis de fabriquer un caillot, pour s’agréger quelque part et traverser l’endothélium.
C’est ainsi qu’une cellule pulmonaire, par exemple, peut survivre dans le foie, quand elle est cancéreuse. Il s’agit, une fois encore, de l’acquisition de propriétés nouvelles, destinées à la survie de la cellule cancéreuse.
Un programme de survie.
Voyant le caractère implacable de cette maladie, j’en suis venu à penser que le hasard n’avait rien à voir avec elle, et qu’en réalité il s’agissait plutôt d’un véritable programme de survie. Les cellules cancéreuses se dotent d’un programme de survie.
J’ai découvert, avec plusieurs années de retard, je le confesse, qu’il existait un tel programme de survie dans la nature. Les bactériologistes le connaissent depuis 1974. Ils l’ont décrit. Il s’appelle le « système S.O.S. » C’est de lui que je veux vous parler à présent.
Le système S.O.S. des bactéries, qu’est-ce que cela peut bien-être ?
Tout d’abord, il faut remarquer une chose : les bactéries sont nées à la surface de cette planète, il y a environ 3 milliards et demi d’année.
Elles ont résisté à tout.
Actuellement, certaines d’entre elles ont appris à survivre aux antibiotiques. Savez-vous que, lorsque des bactéries différentes cohabitent, elles échangent des gènes de résistance ?
Elles témoignent de facultés d’adaptation extraordinaires, qui leur permettent de surmonter tous les aléas.
Comment fonctionne ce système S.O.S. ?
Eh bien, il répond à toutes sortes d’agressions différentes (diminution ou disparition du milieu nutritif, modification du pH, de la température, etc.) en déclenchant, en même temps, toutes sortes de gènes (une quinzaine, en bloc). Tous ces gènes sont sous la commande d’un seul gène Lex A.
De même, il existe un seul gène qui déclenche ce programme de survie : Rex A qui, lui, est activé par n’importe quel type d’agression mettant en jeu la survie de la bactérie.
En 1994, je tombe des nues, lorsque je découvre qu’il existe une analogie, une homologie, entre les gènes du système S.O.S. et les gènes activés dans les cancers.
Au fond, nous ne pouvions qu’hériter des gènes des bactéries. La vie n’a été inventée qu’une seule fois sur cette planète. Par conséquent, nous sommes les enfants des bactéries et nous avons hérité le système S.O.S.
C’est là le témoignage de la puissance extraordinaire de la vie.
Je suis donc persuadé que le phénomène auquel nous avons donné le nom de cancer, n’est rien d’autre que la réactivation, dans nos cellules, de ce programme de survie.
Les preuves commencent à apparaître. C’est ainsi que nous avons découvert, dans nos cellules, un homologue du gène Rex A, qui est impliqué dans la recombinaison, la préparation, la prolifération des cellules : c’est RAD 51.
Il existe un système de répression du système S.O.S. chez les organismes supérieurs : les anti-oncogènes. Mais, ce système de répression s’use avec le temps.
Pour le moment, nous n’avons pas trouvé d’homologue de Lex A, c’est-à-dire du répresseur central. Je pense qu’on le découvrira un jour.
Il est probable que les cellules cancéreuses, au sein d’une tumeur, échangent leurs gènes de résistance, tout comme les bactéries.
Premières conclusions.
Premièrement, le cancer accompagnera l’humanité, dans sa marche vers le futur. Ce n’est pas une maladie qui sera éradiquée. Mais nous serons, probablement, capables de la domestiquer.
Deuxièmement, une thérapie génique existera, lorsqu’on découvrira un homologue de Lex A. On pourra, alors, verrouiller les gènes de S.O.S.
Troisièmement, une chimiothérapie peut tuer des cellules cancéreuses – et il n’est pas question de s’en passer pour le moment du moins – mais, lorsqu’elle ne tue pas les cellules, elle ne peut que représenter une agression et rendre les cellules cancéreuses qui en ont réchappé encore plus résistantes, plus malignes et plus agressives.
Il faut donc utiliser des produits variés, de façon prolongée et les accompagner de toutes sortes de mesures : agents différenciant, anti-angiogéniques, pro-aptogènes, anti-corps anti-facteurs de croissance, etc.
Je vous remercie.
Professeur Lucien Israël
Extrait de la revue « Médecines Nouvelles » N°98, 3è trimestre 2000, pp 5